(Mon intervention au café philosophique de Lyon le 26/7/2022 sur “Le sens du verbe être”)
Ayant proposé le thème de ce soir, je me sens obligé d’expliquer la raison de ma proposition, que certains d’entre vous ont pu trouver étrange.
Eh bien, il y a un livre qui a changé ma vie, et ce livre traite, entre autres, du verbe être et des conséquences regrettables de son utilisation acritique. Parmi les autres sujets abordés dans le livre il y a une logique non aristotélicienne, les processus d’abstraction e l’épistémologie.
Le livre s’intitule “Science and Sanity” et son auteur est Alfred Korzybski (1879-1950), fondateur d’une école de pensée appelée “Sémantique générale”, qui n’a pas grand-chose à voir avec la sémantique au sens linguistique, mais plutôt avec les réponses cognitives et émotionnelles de l’esprit aux stimuli du langage.
“The map is not the territory” (La carte n’est pas le territoire) est une célèbre maxime de Korzybski. Cela semble banale, mais quand on utilise le verbe être, souvent on ne sait pas si on parle du territoire (c’est-à-dire de la réalité objective) ou de la carte (c’est-à-dire de la représentation subjective et infiniment réduite de la réalité, imprimé dans notre cerveau). En fait, presque chaque fois que nous utilisons le verbe être, nous nous référons à des éléments de la carte, en nous trompant, et en prétendant, que nous nous référons à la réalité du territoire.
En fait, nous ne connaissons pas la réalité telle qu’elle est, mais nous savons seulement ce que nous en avons recueilli dans notre cerveau par le biais de nos organes des sens et des différents niveaux de filtrage, de transformation et d’abstraction, en fonction de nos motivations et de nos intérêts. Par conséquent, toutes nos pensées et déclarations, en particulier celles dans lesquelles le verbe être est utilisé, concernent des éléments de nos cartes mentales.
Il ne s’agit donc pas de la réalité, mais de nos représentations de celle-ci, qui sont infiniment plus simples et plus rigides, ainsi que subjectives. Bien sûr, les cartes mentales sont très utiles, voire indispensables, pour s’orienter, mais nous ne devons jamais oublier qu’il s’agit de cartes, avec les limites de toutes les cartes.
Confondre la carte avec le territoire entraîne des problèmes cognitifs et des problèmes de communication. Selon Korzybski, de nombreux maux de l’humanité sont causés par la confusion entre carte et territoire, confusion causée notamment par l’utilisation erronée et acritique du verbe être.
En ce qui concerne le sens du verbe être, je dirais qu’il est utilisé principalement comme :
- affirmation d’une identité (ou identification ou équation) entre deux termes identiques. Exemples : X = Y ; je suis Bruno
- attribution d’une propriété, d’une qualité, d’une capacité, d’une forme, d’une fonction, d’un rôle, etc. à quelque personne ou chose. Exemples : “X est beau”, “X est stupide”, “X est grand”, “X est loin”, “X est le patron”, “X est le chauffeur”.
- attribution à une entité de l’appartenance à une classe, un groupe, une catégorie ou un ensemble (concret ou abstrait). Exemples : X est un écrivain, X est un politcien, X est un étudiant
- attribution à une entité d’un contenu ou d’un ensemble de parties, d’éléments ou d’aspects qui lui appartiennent. Exemples X est une communauté, X est un tout, X est un système, X est une composition, X est une organisation etc.
La logique aristotélicienne, avec son principe de non-contradiction, affirme qu’un énoncé, surtout s’il contient le verbe être, ne peut pas “être” vrai et faux en même temps et sous le même rapport, mais doit être vrai “ou” faux. En effet, nous disons que “A est B” ou que “A n’est pas B” et n’admettons aucune autre possibilité (tertium non datur).
Ce principe de non-contradiction, lorsqu’il est appliqué de manière absolue, non relativisé et non mesurée, reflète la rigidité et la nature statique de nos cartes mentales (les cartes conscientes et encore plus celles qui sont inconscientes).
Cependant, dans la nature, de nombreuses relations, notamment celles qui concernent les activités et les rapports humains, sont dynamiques et variables dans le temps et dans les dimensions, de sorte que si nous disons que A est B, nous devrions ajouter dans quel contexte cela est vrai, quand et pendant combien de temps, dans quels lieux, dans quelle mesure ou avec quelle probabilité, par rapport à qui ou à quoi, de quel point de vue, dans quel sens, avec quelles exceptions, etc.
Le verbe “être” seul signifie “exister”, mais son utilisation seule ne dit pas grande chose. Il faut un sujet et un second terme (sauf si l’on veut simplement dire qu’une certaine chose existe). En d’autres termes, le verbe être exprime une relation entre deux termes. Une telle mise en relation, si elle n’est pas circonstanciée, relativisée, mesurée, peut être problématique en ce qu’elle est réductrice, extrême ou absolue, et en ce sens fausse, car elle ne correspond pas à une réalité beaucoup plus complexe, nuancée, dynamique et variable.
C’est pourquoi, dans l’intérêt d’une communication plus réaliste, significative et pondéré, il peut être utile de remplacer le verbe être par un verbe ou une périphrase plus appropriée, et/ou d’ajouter des éléments à la phrase qui permettent de la relativiser.
Exemples de verbes qui peuvent être utilisés comme alternatives au verbe être:
- appartenir (à une catégorie, un groupe, un ensemble, etc.)
- posséder (certaines propriétés ou titres)
- avoir (pensées, idées, motivations, habitudes, etc.)
- faire
- se comporter
- agir
- interagir
- donner
- pratiquer
- contenir
- apparaître
- ressembler à…
- se composer de….
- coïncider
- être causée par
- causer
- être connecté avec
- entraîner
- sous-entendre
- accompagner
- etc.
Je conclus par quelques exemples de substitution du verbe être :
- “l’homme est mauvais” devient “l’homme fait (aussi) des choses mauvaises”.
- “Je suis un programmeur” devient “J’écris (aussi) des programmes informatiques”.
- “X est un populiste” devient “X a (aussi) des idées populistes”.
- “X est fidèle à sa femme” devient “X n’a pas eu de relations extraconjugales jusqu’à présent”.
- “X est un ennemi du peuple” devient “X a soutenu des politiques contraires aux intérêts de notre population”.
- “les habitants de A sont stupides” devient “un certain nombre d’habitants de A ont fait preuve de peu de succès dans la résolution de problèmes d’un certain type”.
oOo